Le roman Les yeux bleus est le récit d’épisodes authentiques de la vie de Rita Prigmore-Winterstein, une Sintsa ou Tzigane de Würzburg (Allemagne).
Sa famille a été lourdement persécutée pendant l’occupation nazie. Tous les Sinté ont été mesurés à partir de 1933. 5% d’entre eux reçurent le label ‘Tzigane de sang pur’ et furent épargnés. Les autres 95%, à savoir les ‘Tziganes métissés’, subirent une stérilisation forcée à partir de 1942 et furent finalement déportés à Auschwitz.
Une des ces ‘Tziganes métissées’ s’appelait Theresia Winterstein. Au moment d’être stérilisée elle s’avéra toutefois enceinte de jumeaux, qu’elle put garder à condition de les mettre à la disposition de la ‘science’. Le Prof. Werner Heyde de l’Hôpital Universitaire de Würzburg suivit sa grossesse. Il fut en cela assisté par son ami Jozef Mengele. Tous deux nourrissaient une fascination particulière pour les jumeaux. Plus tard, Mengele effectua des expériences sur des centaines de jumeaux dans le camp de concentration d’Auschwitz.
Rita et Rolanda Winterstein sont nées le 3 mars 1943. Victime des expériences médicales de Werner Heyde – visant probablement à lui donner des yeux bleus – Rolanda décéda le 11 avril 1943. Rita subit des expériences pendant un an. Elle y survécut et put retourner chez sa mère. Grâce entre autres au mariage de Theresia Winterstein avec le ‘Tzigane de sang pur’, Gabriel Reinhardt, elle échappa à la déportation vers le camp de concentration pour Tziganes d’Auschwitz, où plus de la moitié de sa famille fut envoyée à partir de 1943. Onze de ses parents y moururent. Trois seulement rentrèrent vivants.
Suite aux préjudices subis au cours des expériences, Rita Winterstein était en permanence souffrante. Elle arrêta ses études en cinquième primaire et fut, tout au long de sa vie, plus souvent malade que bien portante.
En 1953, Theresia présenta un dossier en vue d’obtenir une indemnisation. Elle fut auscultée par un médecin. Pourquoi pas par Werner Heyde, qui avait, sous le faux nom de Fritz Sawade et avec la connivence de beaucoup d’autres, poursuivi au terme de la guerre ses activités de médecin et avait en plus rencontré régulièrement en secret sa femme à Würzburg. Il finit par être démasqué en 1958 et se donna la mort en prison. La demande d’indemnisation de Rita fut rejetée en 1959.
En 1964, Rita a épousé un militaire américain du nom de George Prigmore et a déménagé aux États-Unis. C’est là que sont nés son fils George (1965) et sa fille Cherry (1966). Lorsque Rita perd en 1973 une seconde fois conscience en voiture, elle se retrouve à l’hôpital. Ce n’est qu’à ce moment-là que sa mère lui raconte la vérité sur ce qui lui est arrivé pendant la guerre.
Theresia Winterstein était entre-temps devenue en Allemagne présidente d’une association internationale de défense des droits des femmes Sinté et avait participé à une manifestation contre une réunion d’anciens nazis organisée à Würzburg.
Suite à ses difficultés conjugales, Rita est retournée en Allemagne en 1982 pour y assister sa mère et introduire pour la seconde fois un dossier d’indemnisation. Indemnisation qu’elle ne touchera pourtant qu’en 1988, c’est-à-dire 43 ans après la guerre.
Le traitement des victimes du nazisme contraste violemment avec ce qui est arrivé aux coupables. Seuls quelques-uns parmi eux ont été condamnés lors du procès de Nuremberg. Estimés à un million, les anciens fonctionnaires nazis ont été 990.000 à rester en service et à faire carrière à l’issue de la guerre. Ce fut le cas de presque tous les juges. La toute grande majorité des minimum 350 médecins qui avaient effectué des expérimentations sur des êtres humains ont tout simplement continué d’exercer leur profession.
La guerre terminée, la persécution des Sinté ne s’est d’ailleurs pas arrêtée: plus à visage découvert, mais de manière plus subtile. Vu l’interdiction de vivre dans des roulottes, la famille Winterstein s’est d’abord installée dans des baraquements et par la suite dans des appartements. Les Sinté ont tout simplement été privés du fondement de leur identité, c’est-à-dire de leur mobilité. Ils ont pourtant tout fait jusqu’à ce jour pour conserver leur identité. Ce qui n’est pas facile dans une société qui continue à vouloir uniformiser tous les individus. Les Allemands n’acceptant au fond toujours pas que les gens puissent avoir une identité propre, la communauté multiculturelle est une fiction.
En 2012, Rita Winterstein entre en contact avec le mouvement catholique laïc Sant’Egidio. Et lors d’un pèlerinage pour jeunes, elle visite pour la première fois le camp de concentration d’Auschwitz. Cette visite transforme sa vie. Depuis, elle regarde la société d’un autre œil et décide de quitter l’Allemagne.
“Chrétienne convaincue, j’ai pardonné à tous ceux qui ont, par le passé, fait du tort à ma famille ou à moi-même”, écrit-elle. “J’ai pardonné, mais ne pourrai jamais oublier ce qui s’est passé. Lorsque je croise le regard des gens dans la rue, celui-ci exprime une haine profonde de tout ce qui n’est pas allemand. Au cours des années 1930 et 1940, les victimes furent des Juifs et des Tziganes. Aujourd’hui, elles font partie de la communauté rom et turque. Le parti néonazi NPD ne fait que cracher du fiel, mais n’est pourtant pas interdit. Pourquoi pas? Cela me paraît clair! La société allemande étant encore toujours imprégnée de l’esprit du national-socialisme, la civilisation occidentale n’est tout compte fait qu’une fine couche de vernis. D’ailleurs, la Bavière ne vit-elle pas depuis le 19ème siècle dans un climat raciste? Et les nazis n’ont-ils pas enfoncé pendant douze ans le racisme dans la tête de tous les Allemands? Cette mentalité survit toujours.
Je suis très croyante. Mais quand je souhaite à l’église la paix à mes voisins, je suis totalement incapable de serrer la main de gens qui, sortis de l’eucharistie, propagent ouvertement la haine raciale. Je ne puis plus vivre dans un pays où la xénophobie ne fait que prendre de l’ampleur. Voilà pourquoi j’ai décidé de retourner auprès de mes enfants et de mes petits-enfants aux États-Unis. Pour ne plus jamais revenir en Allemagne. La seule chose qui m’ait retenue ici pendant tellement d’années, c’est l’entretien des tombes de mes parents décédés. Problème qui est maintenant définitivement résolu.
J’ai encore deux buts dans la vie: vivre quelques années de bonheur avec mes enfants et mes petits-enfants, qui sont ce que j’ai de plus cher et qui me manquent depuis déjà tant d’années, et témoigner, pour autant que la santé me le permette, auprès des jeunes pour leur apprendre qu’il faut toujours pardonner dans la vie, mais ne jamais oublier.”
Le roman historique Les yeux bleus est composé de cinq ‘couches’.
Couche 1. Les faits historiques. Le contenu de ce livre est basé sur le résultat de recherches dans les milliers de documents et de photos originales des archives familiales.
Couche 2. Le point de vue narratif est la première personne du singulier: au chapitre 1, c’est Theresia Winterstein qui parle, à partir du chapitre 2, sa fille Rita Prigmore-Winterstein.
Couche 3. J’ai essayé de pénétrer avec un grand sens de l’empathie au plus profond de la psychologie de mes personnages.
Couche 4. Ce livre raconte une page partiellement oubliée de l’histoire des mentalités. Il présente le propre, les valeurs, les normes, les habitudes de vie et les tabous des Sinté. Une prise de conscience plus profonde est en effet essentielle pour une bonne compréhension des donnés historiques.
Couche 5. La primauté du récit. Le roman soude harmonieusement tous ces aspects pour former un ensemble cohérent. Les lacunes ont été comblées par une réalité imaginaire telle que Theresia et Rita Winterstein auraient pu réellement la vivre.
Cette histoire honnête témoigne d’une part d’une cruauté à peine égalée au cours de l’histoire de l’humanité, mais contient d’autre part aussi une beauté profondément humaine rarement vue.
Ce livre comble en outre une lacune. Celle du traitement en parents pauvres des Tziganes dans l’histoire de l’Allemagne nazie et de l’Holocauste. Nous ne savons que très peu de choses des 500.000 victimes. Au niveau micro, cette chronique familiale est emblématique de ce qui est arrivé aux Tziganes au niveau macro.
L’auteur et journaliste belge Koenraad J. S. De Wolf (°Zottegem, 3 octobre 1956) a étudié l’histoire et l’histoire de l’art à la KU Leuven (Université Catholique de Louvain). Depuis 1982, il a déjà publié 35 livres et de nombreux articles, représentant au total quelque 6.000 pages.
Les Yeux bleus est le premier roman historique de Koenraad De Wolf.
Pour plus d’infos, consultez le site www.koenraaddewolf.be.
Ma naissance et la mort de ma sœur jumelle Rolanda
“Aujourd’hui s’annonce comme une journée mémorable pour notre université et aussi pour vous, Theresia Winterstein”, dit Werner Heyde en pénétrant dans la salle d’accouchement. Il feuillète mon dossier médical et, le menton acéré, me fixe à travers ses épais verres de lunettes. “Compte tenu de votre état physique, un accouchement à huit mois n’a rien d’anormal.”
“Elle a presque neuf centimètres d’ouverture”, constate la robuste sage-femme qui retire sa tête de dessous les draps qui couvrent mes jambes.
“Vos enfants devraient voir le jour dans un petit quart d’heure”, me console-t-elle. “Courage!”
Je ne puis toutefois pas m’empêcher de crier de douleur lorsque j’ai une nouvelle contraction.
Heyde avance de façon décidée ses deux mains. La seconde sage-femme, qui a des cheveux longs, lui met ses gants. Il pose une de ses mains sur mon genou. C’est la première fois depuis que je suis en traitement chez lui que je vois sourire Heyde.
Je détourne la tête. Je suis dégoûté de cet homme depuis que je l ‘ai vu entrer il y a quelques mois dans son uniforme noir au quartier général des SS à Würzburg. De combien de désastres cette organisation paramilitaire des nazis s’est-elle déjà rendue coupable!
“Humectez d’un gant de toilette mouillé le front de votre femme et tenez-lui bien la main,” ordonne-t-il à Gabriel qui se tient à mes côtés. Mon pauvre mari est tellement impressionné qu’il ose à peine bouger.
“Où reste Mengele?” demande Heyde. “Il allait être ici à 17.00 heures, parce qu’il tenait à s’occuper personnellement de la naissance de ces jumeaux.” Heyde consulte sa montre. “Il est déjà en retard d’un quart d’heure. Je ne puis pas retenir la nature.”
“Dites-moi, c’est qui ce Mengele?” demande Gabriel.
“Un médecin”, dis-je en haletant. “Un spécialiste … en matière de jumeaux … pendant ma grossesse … il m’a ausculté … à quelques reprises. Whouaaah!”
“Ça y est, professeur”, dis la sage-femme boulotte, qui veut retirer le drap.
“J’exige que les agents de la Kripo se retournent pendant l’accouchement. Ils ne peuvent pas voir mon bas-ventre.”
Les deux agents se mettent à ricaner. “Ici, c’est la Police Criminelle qui décide des règles à appliquer, chère petite madame ”, dit l’homme à droite. “Nous veillons, sur ordre de Christan Blüm, chef de notre centrale des Tziganes, à ce que vos jumeaux soient après leur naissance mis à la disposition de la science. Je puis toutefois faire semblant de ne pas regarder. Qu’en pensez-vous, collègue?” Celui-ci éclate de rire.
“Dans notre culture …” dis-je pour me défendre, mais suis immédiatement interrompu.
“Ici, vous n’êtes pas dans votre pays. Vous êtes en Allemagne.”
“Silence!” ordonne Heyde.
Les contractions se suivent à un rythme de plus en plus élevé. Le drap est enlevé.
“Poussez!”, crient de concert la sage-femme et Heyde.
Depuis la rupture de la poche amniotique hier soir, ces contractions irrégulières m’ont exténuée. “Je n’en peux plus.”
“Un vrai Winterstein ne courbe jamais l’échine, croit en Dieu et n’abandonne jamais, ne cesse de répéter ton père. Tiens bon, Theresia!” dit Gabriel en tentant de me donner du courage.
Je rassemble mes dernières forces.
“La tête du premier petit est en train de descendre ”, m’encourage la sage-femme un peu enveloppée. “On y est presque. Poussez encore!”
Elle appuie de toutes ses forces sur mon côté droit.
Soudainement, les choses s’accélèrent. Pendant que sa collègue saisit le nouveau-né. Heyde coupe le cordon ombilical. La sage-femme se rend avec un des agents du Kripo dans la chambre voisine.
“Est-ce un garçon ou une fille?” Ma voix suppliante pleure de douleur et de joie.
Heyde reste de marbre.
“L’as-tu vu, Gabriël?” Mais ce dernier reste muet.
“Montrez-moi mon bébé!”, dis-je en implorant.
La sage-femme essaie de m’apaiser : “Calmez-vous. Nous ne sommes qu’à mi-chemin. Concentrez-vous sur votre respiration. Comme je vous l’ai appris.”
Heyde en rajoute un peu: “Tout s’arrangera. La seconde naissance ne tardera pas.”
La porte s’ouvre soudain violemment. Un homme aux cheveux noirs entre en boitant. Il a l’air d’un Sinto, mais porte un uniforme SS. Je le reconnais immédiatement à la fente triangulaire entre ses dents de devant. C’est Josef Mengele.
“Où étiez-vous? Le premier bébé est déjà né.”
“Ce matin, j’étais encore à Berlin chez Verschuer. Tu sais bien, celui qui a succédé à Fischer à la tête de l’Institut Anthropologique”, raconte hâtivement Mengele en enfilant un tablier blanc et des gants. “Mon nouveau job sera fantastique, Werner.”
Heyde lève les yeux avec étonnement. “Tu ne retournes pas sur le Front de l’Est?”
“J’ai été réformé pour le service actif, mais d’autres perspectives insoupçonnées se sont ouvertes à moi ”, dit Mengele en riant. “Toutes ces expérimentations sur des êtres humains effectuées en faveur de l’armée de terre et de l’air dans le camp de Dachau et les interminables tests contre la malaria, le typhus et la dysenterie réalisés sur des cobayes humains dans les autres camps seront vite oubliés. Verschuer m’a donné carte blanche dans le nouveau camp d’Auschwitz, qui deviendra le plus grand du Reich. Nous y réaliserons notre rêve – tu t’en souviens encore? Tous les jumeaux dans les transports qui vont y arriver quotidiennement me seront confiés.”
Je remarque un large sourire sur le visage de Heyde.
“Finies ces expérimentations banales sur des animaux! Nous pourrons enfin passer aux choses sérieuses, Werner. Pour la première fois de l’histoire nous pourrons disposer de façon illimitée de matériel de recherche humain,” exulte Mengele. “Matériel qui sera par la suite quand même gazé. Si nous parvenons à trouver le code génétique des jumeaux, nous pourrons augmenter le nombre de naissances de ceux-ci. Nous parviendrons ainsi à terme à non seulement compenser les pertes sur le front, mais à également concrétiser notre ambition de régner sur le monde. Comprenez-vous que la création de la ‘race dominatrice’ d’Aryens blonds aux yeux bleus deviendra réalité? Je dois encore effectuer quelques expérimentations, mais suis persuadé que nous pourrons également changer la couleur des yeux de nos cobayes. Nous sommes à la veille d’une révolution dans les sciences médicales. Nous obligerons tous ces pseudo-chercheurs à renifler des excréments de bébé. À nous une place d’honneur au firmament de la science médicale. Le prix Nobel de médecine a déjà souvent été attribué pour moins que ça!”
“Wouaaah!” Une nouvelle contraction me fait crier bien malgré moi.
“Il y a deux poches amniotiques, Jozef. Malgré tes prédictions, il ne s’agit donc pas de jumeaux monozygotes, mais de jumeaux dizygotes ”, conclut Heyde.
Une sœur de la congrégation de Rita à Würzburg en tenue de cérémonie entre précipitamment dans la salle d’accouchement. “Professeur, il y a un autre accouchement dans la salle d’à côté: une certaine Éléonore Winterstein. Elle a déjà neuf centimètres d’ouverture.”
“Ma nièce,” parviens-je à balbutier. “Au même moment!”
“Ne d’inquiète pas, je prends le relais ici, Werner.” Mengele donne une petite tape dans le dos de Heyde. “Je t’envie. Toi, tu as déjà un premier objet d’étude ici. Mes doigts me démangent, parce que mon laboratoire à Auschwitz ne sera prêt que dans un mois. Tu sais, ‘Il n’y a rien de plus fascinant que des jumeaux’, prétendent Fischer et Verschuer. Et ils savent de quoi ils parlent, car personne en Allemagne, ni d’ailleurs dans le reste du monde, ne s’y connaît mieux qu’eux. Commence seulement à te faire la main,” rit Mengele, “car d’ici peu on verra surtout naître des jumeaux. Aux yeux bleus!”
“Tu viens quand même dîner ce soir?”, demande Heyde. “Anna prépare un rôti de porc. Ton plat préféré, non?”
“Excuse-moi, mais je dois me rendre à Günzburg pour un repas de famille. Tu sais ce que c’est, les obligations. Malgré tout, nous avons à vous annoncer une grande nouvelle.”
“Ah oui?”
“Irène est enceinte.”
“Félicitations! Des jumeaux?”
“Je l’espère.”
Cinq minutes plus tard, le second bébé vient au monde en criant. Maintenant aussi, la sage-femme et un autre agent de la Kripo disparaissent dans la chambre voisine
“Le pire est passé”, dit Mengele. “La douleur a disparu, n’est-ce pas? Respirez calmement. Il ne reste plus qu’à attendre le placenta.”
Lorsque l’expulsion du placenta se fait attendre, Mengele dit en lançant un clin d’œil à Gabriel: “Donnons un coup de main à la nature. À votre tour d’intervenir! Sucez le téton de votre femme!”
“Il n’en est pas question!”, dis-je, ahurie. “C’est impossible! Et surtout pas en public.”
“Et pourquoi donc? C’est une loi de la nature. Cela accélère l’expulsion du placenta.”
“Je parle de notre culture, docteur. Et de nos tabous. Le corps d’une femme …”
“Qui est-ce qui donne les ordres ici ”, s’écrie Mengele. “Pour qui te prends-tu? Espèce de …”
La conversation est interrompue par l’expulsion du placenta. Mengele me sert fermement le ventre avec une gaine et quitte en boitant la salle d’accouchement sans ajouter un mot.
“Où sont mes bébés, Gabriël? Fais quand même quelque chose!”
Il va vers la chambre voisine, mais celle-ci est fermée à clef. Il quitte alors la chambre mais revient immédiatement sur ses pas suivi de papa, de maman, de mon frère Otto et de mon demi-frère Kurt. Tous ont attendu depuis le début dans le couloir et s’empressent de m’embrasser et de me féliciter.
“Félicitations”, dit également la nonne qui est apparemment la responsable de la maternité. “Ce sont deux petites filles.” Elle consulte ses notes. “La première pèse 2 kilos 70 grammes, et la seconde 2 kilos 280 grammes. Une mère nourricière leur donne en ce moment le sein parce qu’elles sont en-dessous du poids normal. Nous allons malgré tout commencer dès à présent la collecte de votre lait afin d’activer votre production de lait maternel. Les visiteurs voudraient-il avoir l’amabilité de quitter la chambre?”
“Quand pourrai-je voir mes enfants?”
La nonne se tait.
“Patience”, dit le professeur Gaus, directeur de l’hôpital pour femmes, qui me rend à son tour visite.
“Le Professeur Heyde …” dis-je, mais Gaus m’interrompt immédiatement.
“Ne croyez rien des ragots qui prétendent que le professeur ne doit sa fonction qu’au fait qu’il a toujours été loyal envers notre Führer. Heyde est un de nos médecins les plus compétents. Tout ce qu’il fait, c’est effectuer quelques expérimentations. Ne vous faites pas de soucis.”
Son ton paternel m’inspire confiance, mais dès qu’il a quitté la chambre, Gabriel m’ouvre les yeux. “Lorsque nous donnions un concert à l’occasion de l’inauguration de la clinique il y a quelques années, je l’ai entendu parler. Gaus est corps et âme dévoué au nazisme.”
Le lendemain, la nièce Éléonore est venue nous montrer fièrement sa fille Gisèle Winterstein. Elle était accompagnée de sa sœur enceinte, Anneliese Winterstein, et du fils de celle-ci. L’oncle Karl Winterstein et la tante Elisabeth Hilbert étaient aussi là. J’ai félicité Éléonore, mais ne suis pas parvenue à étancher mes larmoiements. “Pourquoi ne puis-je pas voir mes enfants?” Quelques minutes plus tard, ma nièce préférée Karoline Winterstein se jette dans mes bras. Elle est la fille cadette de mon grand-oncle Adolf Winterstein et de ma grand-tante Elisabeth Hofmann. Elle avait quatre ans de plus que moi, et attendait son troisième enfant.
L’interdiction qu’avait le personnel de parler me rendait presque folle. Gabriel, qui ne me quittait pas d’un pouce, était proche de la dépression. La nuit, j’arrivais à peine à dormir. D’accord, j’avais fait don de mes jumeaux, mais que faisait-on de mes enfants?
Bien qu’étant profondément croyante, je ne parvenais pas à prier ici. Je sentais que le fondement de la croyance, qui m’avait toujours servi de point de repère, était en train de fondre comme neige au soleil. L’amour du prochain. N’était-ce pas là le mot que le Christ avait toujours à la bouche? Nous, Sinté, avions déjà de très nombreuses difficultés avec l’institution qu’est l’église. Mais quand je vis cette hypocrite de ‘bonne sœur’, qui savait ce qui se passait ici, mais restait muette comme une tombe, je ne voulais plus avoir affaire à cette église. Les religieux n’étaient-ils pas moralement obligés de prendre la défense des pauvres, des opprimés et des persécutés? Ici, ils étaient d’intelligence avec ces païens et barbares de nazis. Quel était d’ailleurs le plan de Heyde et de Mengele? Que réservaient-ils encore à mes enfants?
Quatre jours plus tard, lorsque Gabriel reçoit un télégramme, nous avons toujours les yeux perdus dans le vague. Il est réquisitionné pour aller jouer à Paris. “Je reviendrai le plus vite possible ”, promet-il. Je lis toutefois surtout du désespoir dans son regard. Un désespoir pareil à celui des soldats blessés dont Gabriel et son violon doivent tenter d’effacer pendant quelques heures les horreurs de la guerre. Lorsque nous nous disons au-revoir, nous ne parvenons même plus à pleurer.
La tristesse et la joie sont toutefois des sentiments proches l’un de l’autre. Le lendemain, une infirmière entre soudainement dans la chambre. Dans chaque bras elle tient un nouveau-né. C’est le plus beau jour de ma vie.
“Ce qu’elles sont maigres!” m’écriai-je. “Mais en même temps tellement ravissantes!” Je les embrasse toutes les deux à tour de rôle et les cajole pendant des heures. “Plus jamais je ne vous laisserai seules”, dis-je pour moi-même. Comme l’allaitement maternel ne donne pas entière satisfaction, les enfants reçoivent un supplément de lait en bouteille. Le soir, une infirmière les couche toutes les deux dans de petits lits qui jouxtent le mien et auxquels je m’agrippe de toutes mes forces avant de m’endormir.
Au milieu de la nuit, je donne à nouveau le sein à mes enfants lorsque la sirène de l’alarme anti-aérienne se déclenche. Panique générale. Toutes les lumières, et donc également celle de ma chambre, doivent être éteintes.
Je m’avance péniblement vers la fenêtre d’où je vois de petites lumières qui scintillent haut dans le ciel étoilé. Il devait s’agir d’une formation de bombardiers anglais ou américains. Leurs bombes ne nous étaient heureusement pas destinées, puisqu’ils volaient dans la direction de Neurenberg. “Ce sont eux qui nous libéreront de la terreur nazi”, pensai-je avec triomphalisme. “Pourvu qu’ils reviennent vite à Würzburg.” Peu de temps après, j’entendis le bruit sourd de l’impact des bombes.
Le lendemain, je n’ai qu’une idée en tête: partir d’ici le plus vite possible. La gaine autour de mon ventre m’empêche de marcher normalement. Je profite de la pause de midi pour quitter les lieux sans être vue en emmenant furtivement sous chaque bras un bébé chaudement emmitouflé. J’en profite pour chiper en passant deux biberons. Dans le hall d’entrée désert, mon œil tombe sur le buste d’Adolf Hitler. “Que de malheurs n’as-tu pas causés!” Je songe un instant lui cracher au visage, mais suis trop heureuse de pouvoir sortir saine et sauve de l’hôpital.
Respirer en toute liberté en ayant près de moi mes deux trésors. L’adrénaline me traverse le corps. Chaque pas me fait toutefois mal et je perds beaucoup de sang. La route descend heureusement. Je dois m’arrêter tous les cent mètres pour reprendre haleine. Je m’assieds sur chaque banc rencontré.
Aujourd’hui, c’est ‘mardi gras’. À l’époque, le centre- ville bouillonnait. Maintenant, les rues sont uniquement peuplées de soldats ivres-morts en congé. Un homme est en train de remettre contre un arbre. Il cherche à se rapprocher de moi, mais j’accélère le pas pour le semer. En regardant au-dessus de mon épaule et en voyant son costume souillé, ses yeux écarquillés et son faux nez, il m’apparaît comme un monstre. Je crie aussi fort que possible. Quelques passants tournent la tête, et l’homme fait heureusement demi-tour.
Voilà le Pont aux Lions. Ce n’est plus très loin maintenant, parce que passé ce pont on arrive à la Mergentheimer Strasse. Mes parents sont effarés quand ils me voient entrer en titubant. Mon frère Otto se charge des enfants, alors que moi, je perds presque connaissance. En cours de chemin, Rita et Rolanda étaient restées assez calmes, mais maintenant elles se mettent à crier de faim. Maman prend les biberons.
Papa est en panique. “Qu’est-ce que les bébés vont boire lorsque leurs biberons seront vides. Nous n’avons pas de lait.”
“Va ce soir avec Kurt à la ferme du père Götze,” ordonne maman. “Il nous faut surtout du lait. Il le fera probablement payer cher, mais voyez ce qu’il lui reste. Prenez les petits chemins et faites attention que la police ne vous attrape pas. J’espère que les enfants pourront digérer du lait de vache. Pourvu que Theresia puisse bien se reposer et produire suffisamment de lait maternel.”
Il faisait bon se sentir en sécurité à la maison. Même si nous vivions dans des conditions primitives dans un espace d’une chambre et demie. Tout le monde était trop occupé pour s’en rendre compte. “Comment vas-tu appeler tes enfants?”, demande maman.
“Nous avons déjà tranché: elles se nommeront Rita et Rolanda.”
“C’est évidemment toi qui as choisi le nom de Rita.”
“Qu’est-ce que tu pensais? La chapelle de Sainte-Rita est le seul endroit où nous nous rendons en famille. Elle n’est pas uniquement la sainte préférée de notre famille, mais également ma patronne.”
“Et Rolanda?”
“C’est ainsi que s’appelle la grand-mère de Gabriel.”
“Et comment parviens-tu à distinguer Rita de Rolanda?”
“Rita a une petite fosse sur le menton.”
Je souriais, mais avais surtout peur. Peur de la Kripo, qui pouvait à tout instant faire irruption.
Le crissement des pneus de voiture m’arrache à mon sommeil. Et avant d’être bel et bien éveillée, des agents en uniforme vert du Kripo me saisissent. Je reconnais parmi eux un des agents qui était présent dans la salle d’accouchement.
Au bord de l’hystérie, je leur crie : “Ne me touchez pas!”
Deux infirmières prennent mes enfants et les emmènent à mon grand désespoir vers une ambulance qui les attend. Alors que Kurt et Otto restent totalement immobiles sous leur couverture, papa et maman sont également tirés de leur lit.
Nous avons cinq minutes pour nous habiller.
“Tournez vous! Ici, ce sont nos règles qui valent!”
“Qui t’a donné l’autorisation de quitter l’hôpital?” rugit un officier de la Kripo.
“J’avais entendu des bruits concernant un nouveau transport de Sinté à destination d’un camp de tziganes en Pologne. J’avais peur que mes parents soient embarqués et suis venu leur faire mes adieux.”
“Qui répand de telles inepties?” L’officier tourne autour de son bureau tel un taureau furibond. Mon père et ma mère se recroquevillent.
“Qui? Je veux des noms!”
“Je … j’ai entendu cela … dans les couloirs … à l’hôpital”, parviens-je à balbutier.
“Tu es sourde, ou quoi? Qui a dit cela?”
“Des visiteurs … de ma nièce Éléonore … qui était également à l’hôpital,” dis-je en mentant. “Je … Je ne les connais pas.”
“Donne un signalement.”
“Je … Je ne les ai pas vus.”
“Tu te moques de moi, oui?” Les yeux de l’homme crachent le feu.
“Je n’ai vraiment pas vu ces visiteurs”, dis-je en me débattant. “Éléonore me l’a raconté après coup.”
“Il ne me reste plus qu’à l’interroger à son tour.” L’homme prend son dossier et me montre un document. “Je suppose que tu sais lire?”
J’acquiesce sans conviction.
“Est-ce là ta signature?”
Inutile de nier.
“N’as-tu pas donné ton accord pour céder ‘volontairement’ – c’est écrit ici - tes jumeaux nouveau-nés au service pédiatrique de l’hôpital universitaire du professeur Heyde où ils subiraient des examens scientifiques?” Il se redresse. “Et qui est-ce qui ne respecte pas cet accord?”
“Disparaissez immédiatement si vous ne voulez pas que j’appelle Chistian Blüm. La Centrale pour Tziganes est peut-être encore en mesure d’arranger un tel transport. ”
“Oh, Gabriel, ce que je suis contente de te revoir!”
“Je suis en route pour Berlin. Le train devait faire le plein de charbon et d’eau à Würzburg, et le chef du département des loisirs Force par la Joie m’a donné l’autorisation de prendre le train suivant à destination de la capitale, vu que notre représentation n’a lieu que demain. ” Il regarde sa montre. “Mon train part dans une heure et demie. Alors raconte! Où sont Rita et Rolanda?”
Je baisse la tête. “La Kripo est venue les chercher la semaine dernière. Depuis lors, je n’ai plus eu de leurs nouvelles. Je ne parviens pas à obtenir de rendez-vous à l’hôpital pour enfants.” Je fonds en larmes et le serre tendrement dans mes bras.
“Dis-moi! Qu’est-ce qui cloche?”
“Je ne sais pas. J’ai un sentiment bizarre aujourd’hui. Comme si ...”
“Comme si quoi?”
“Je ne parviens pas à comprendre mais ai l’impression que quelque chose de grave s’est passé.”
“Veux-tu qu’on y aille ensemble?”
“Mais ne dois-tu pas repartir dans quelques instants!”
“Je peux faire semblant d’avoir raté mon train.”
“Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Le boulot que tu as est le plus beau qu’on puisse s’imaginer en temps de guerre. Que ferais-tu d’ailleurs si on devait te licencier? Aller travailler dans les fabriques de munitions?”
Gabriel soupire. “Tu es vraiment une femme sage. Prends ça. Je t’ai ramené un peu de nourriture. Je n’ai pas plus obtenir plus qu’un demi-pain et un morceau de fromage de chèvre. Tu ne peux pas t’imaginer à quel point les prix ont grimpé sur le marché noir! Les gens souffrent de plus en plus du manque de nourriture.”
Nous prenons un grand morceau de pain. Un long silence s’installe ensuite entre nous deux. “Nous n’avons pas encore mangé depuis hier matin,” dit maman.
“Nous n’avons presque plus d’économies. Nous avons survécu aux premières trois années et demie de la guerre avec l’argent de la vente de la voiture, notre roulotte et Omar.” Papa en a les larmes aux yeux. “Ce qu’il me manque, mon brave cheval!”
Maman secoue la tête. “Ils nous affament. Non seulement nous ne recevons pas la double ration de bons à laquelle ont droit les femmes qui viennent d’accoucher, mais devons même nous passer du moindre coupon de rationnement.”
“Le porte-à-porte reste en plus interdit et nous n’avons pas le droit de quitter la ville. Sais-tu que sur ordre de Blüm la Kripo passe ici chaque semaine pour nous contrôler? ” ajoute papa en colère. “Je vais finir par devenir fou entre les quatre murs de ce taudis. Qu’est-ce qu’un Tzigane privé de liberté? Qu’est-ce que la vie sans notre roulotte?”
“Heureusement que tu fabriques à nouveau des paniers”, intervient maman.
“Il n’y a pour ainsi dire pas d’autre façon de survivre. Le jour, je vais inspecter sur le bord de la rivière les rameaux d’un an. Ceux-ci sont suffisamment souples pour être utilisés. Avant le lever du jour, je vais les couper. Ce qui n’est pas sans danger. La semaine dernière, j’ai presque été emporté par le courant du Main. Ces paniers tissés, je les troque plus haut dans la ville, au couvent des Capucins de Käppele, contre de la nourriture. Ils n’ont malheureusement pas grand-chose, parce que même les moines sont rationnés.”
“Pourquoi fais-tu le mystérieux, Gabriel? Qu’est-ce que tu caches derrière le dos?”
“Ce n’est que maintenant que tu vois ça?” À ma grande surprise, il exhibe comme par magie un paquet. “Ceci est spécialement pour toi, ma Carmen.”
“Depuis quand m’appelles-tu Carmen? Ça va faire trois ans que je n’ai plus interprété ce petit rôle dans cet opéra. Viens, donne-moi ce paquet. Je suis impatiente de l’ouvrir!”
Il s’agenouille. “Pour ma Theresia chérie! Acheté sur les Camps Elysées à Paris. Mais d’abord trois bisous.”
“Du calme. Je veux d’abord voir … Oh, quelles belles chaussures rouges! Et ces talons hauts! Je n’en ai encore jamais vu de pareils en Allemagne. Et cette tenue de danse! Regarde la finition, maman! Cela a dû coûter une fortune. Comment t’es-tu procuré cela?”
“Cadeau …” Il éclate de rire. “J’ai fait des économies pendant plus d’un an, mon amour. Lorsque l’année dernière j’ai vu pendre tout cela dans une vitrine parisienne, je t’imaginais portant ces vêtements. Maintenant qu’on vient de lancer la nouvelle collection 1946, j’ai vu les mêmes objets parmi les soldes. J’en suis sûr. Ils t’iront à merveille. Dis, où restent ces bisous??”
“Je veux d’abord essayer ces vêtements. Fermez les yeux et tournez-vous! Et pas de voyeurisme, compris!”
La maison de la Mergentheimer Strasse n’offrait guère d’intimité. Le chiffre 12 ½ était peint sur la porte d’entrée. Comme les Sinté sont par nature superstitieux, nous ne voulions pas du 13 porte-malheur. Nous habitions et dormions ici à sept et récemment même encore à huit. Parce qu’après le décès de l’oncle Franz, la grand-mère ‘purimamie’ Johanna était allée s’installer chez Lina, la femme de ce dernier, et leurs quatre enfants. Le fils cadet, Wendelin, n’avait pas encore un an.
Moi-même, j’ai vécu ce drame de très près. Comme j’appartenais à la première génération de la famille Winterstein capable de lire et d’écrire, j’avais rendu visite à l’oncle Franz en prison. Il s’opposait en effet à sa stérilisation imposée.
“Je ne tiens plus le coup,” dit-il en Romani, notre langue tzigane. “Nous sommes traités ici comme des bêtes. Je veux m’enfuir.”
“Ne fais pas cela!” essayai-je de le convaincre. Le gardien mit malheureusement fin à notre entretien. “Ici, on ne parle que l’allemand!”
Le lendemain, nous avons reçu le message que l’oncle Franz avait été tué par une balle dans le dos lors d’une tentative de fuite. Il avait 32 ans et fut dans notre famille la première victime des Nazis.
Au cours de la seconde moitié des années ’30, j’ai grandi dans un climat de xénophobie croissante. À l’école et dans les rues, on vit des affiches avec les mots Les Juifs sont notre malheur. J’ai également vécu en novembre 1938 la Kristallnacht/Nuit de Cristal. Je m’en souviens comme si c’était hier. Une action que les médias ont baptisée de “révolte populaire spontanée” de la population. Ma meilleure amie, Ruth, une juive qui était dans la même classe que moi, est venue me trouver en panique.
“Il se passe quelque chose d’affreux chez nous. J’ai tellement peur.”
Bras dessus bras dessous, nous nous sommes rendues chez elle. En cours de route, nous avons croisé une patrouille de la Gestapo en uniforme noir et bottes hautes. J’ai immédiatement compris que celle-ci était en route vers l’une ou l’autre maison habitée par une famille juive. Cette Police secrète d’État tant redoutée éliminait en effet tous les opposants au régime. Les Juifs, les premiers.
En pénétrant dans l’Ottostrasse, nous avons entendu dans le lointain des cris et du vacarme. Des membres de la Gestapo jetaient tout le mobilier de la maison de Ruth à travers la fenêtre du premier étage. C’est sous de vifs applaudissements que la bibliothèque familiale subit le même sort. Je vis son père médecin se recroqueviller lorsque la Gestapo traita de la même façon les livres de médecine encore reliés à la main qu’il avait hérités de son grand-père et dont il était tellement fier. La mère et les deux frères de Ruth assistaient, eux aussi, avec résignation à cette affreuse scène.
Lorsque les photos de famille disparurent dans les flammes du bûcher, Ruth s’est mise à hurler. Elle fut immédiatement saisie par des membres de la Gestapo. Ils lui mirent sur-le-champ un brassard avec l’étoile jaune. Sous les rires moqueurs des spectateurs, ils lui pendirent aussi une pancarte autour du cou avec le texte Cochons de Juifs, nous ne voulons pas de vous. Et lorsque sa mère, dont le visage avait entre-temps été barbouillé de suie, fit des gestes de prière, elle fut assommée.
Totalement déconcertée, je courus à la maison. En arrivant à hauteur de notre roulotte, j’ai pour la première fois de ma vie vomi.
“Ils veulent éliminer les Juifs à cause de leur argent et de leur influence,” dit papa. “N’aie pas peur. Nous les Sinté ne sommes pas riches. Et comme nous sommes des gens du voyage, nous ne nous occupons pas de politique. Nous sommes d’ailleurs, à l’instar de tous les habitants de la Bavière, des catholiques. Nous, on s’en fiche d’eux.”
Il rit, mais j’entends au timbre de sa voix qu’il ne pense pas ce qu’il dit. Il ne veut surtout pas nous inquiéter, mais, je ne suis pas dupe. Comme nous ne sommes pas dangereux sur le plan politique, notre réputation de Tzigane fait que nous sommes du ressort de la Police Criminelle ou Kripo.
Je n’oublierai jamais le cours Biologie et hygiène des races que nous avons été obligées de suivre à l’école. Notre première tâche consistait à lire le Bref aperçu des connaissances raciales du peuple allemand de l’idéologue nazi Hans Günther. Nous avons également calculé à combien d’emprunts de mariage de mille Reichsmark correspondaient les soins de 300.000 malades mentaux. Toute notre classe a assisté au cinéma O-Li de l’Augustinerstrasse à la représentation du Malade par héritage, un film de propagande qui devait nous convaincre de la nécessité de mesures drastiques en matière de biologie raciale. Pendant toute la séance, j’ai gardé les yeux fermés.
La maîtresse a pendu au tableau une affiche angoissante illustrant l’évolution des êtres humains ‘inférieurs’ et ‘supérieurs’. “D’ici cent ans, les personnes ‘inférieures’ seront dix fois plus grandes”, prévient-elle. “Mais comme l’Allemagne ne peut en aucun cas admettre une telle chose, notre Führer a décidé d’améliorer la race humaine. La santé de la nation est plus importante que celle des individus. Tout le monde sait que les Aryens sont, grâce à leurs qualités particulières, le peuple le plus développé sur terre. Nous devons protéger le sang allemand et éliminer les races inférieures. Les petites filles aux cheveux blonds et aux yeux bleus peuvent bomber le torse. C’est ça, oui. Vous pouvez les applaudir.” Quelques élèves applaudissent, alors que moi, je meurs de honte lorsque le regard de la maîtresse se pose sur moi. “Tu n’applaudis pas, Theresia?” Les rires moqueurs résonnent toujours dans ma tête. “Notre gouvernement préviendra tout mélange de race”, prophétisait l’enseignante. “J’espère que le rêve d’une Allemagne aryenne, telle que la voit notre Führer se concrétisera.”
Le fait que je m’isole un peu avec une autre Sintsa pendant la récréation, met en colère les autres élèves.
“Est-ce vrai que les Tziganes volent des enfants pour les manger?”, demande méchamment une condisciple.
“Vos parents sont-ils des mendiants, des escrocs ou des voleurs?”, rajoute une autre.
Les emmerdeuses deviennent de plus en plus nombreuses. “Ta mère sait vraiment lire dans les lignes de la main? Ou se fait-elle simplement payer pour dire aux gens ce qu’ils aiment entendre”
“Est-ce vrai que toutes les Tziganes sont des prostituées et qu’elles portent des pantalons masculins?”
Je détourne la tête et me tais, mais plus les reproches injustifiés pleuvent, plus je me rebiffe. “Vous …”
Je viens à peine de prononcer ce mot, que la surveillante intervient. “Winterstein! Trois soirées de retenue!”
Chanter et danser. Mes hobbies préférés depuis que je suis petite. J’ai toujours eu une audience critique. Car à chaque fois que brûlait le feu de camp, mes danses et chansons improvisées étaient accueillies avec enthousiasme, mai également de façon critique. Quand j’ai posé ma candidature en 1939 pour le CC-Variété dans l’Eichhornstrasse à Würzburg, je n’avais du même fait plus aucun trac lors de l’audition.
Le CC était une des salles de cabaret et d’opérette les plus réputées d’Allemagne. Il était cité d’un trait avec le Wintertuin à Berlin, l’Alcazar à Hambourg et le Théâtre d’Allemagne à Munich. Pendant la journée, je travaillais dans une usine de produits de confiserie où je ne gagnais deux fois rien, et chaque soir, je chantais et dansais sur scène.
Mon idole était la chanteuse et actrice Marta Eggerth. J’imitais sa coiffure, sa manière de chanter et ses gestes. Son plus grand succès – Je ne rêve que de lui – était également ma chanson fétiche. Eggerth avait toutefois quitté l’Allemagne en 1938 à cause de ses racines juives, et poursuivit sa carrière à Hollywood.
Alors que la machine de propagande des nazis crachait de plus en plus de haine contre les Tziganes, le Stadstheater de Würzburg n’arrêtait pas de produire des ‘représentations tziganes’. À l’opérette Le Baron Tzigane de Johann Strauss succéda en 1939 l’opérette L’amour tzigane de Franz Léhar. Le plus grand événement fut toutefois l’opéra Carmen de Bizet. Pour cette production prestigieuse, il fallut engager sur invitation des acteurs et des musiciens supplémentaires. Gabriel et moi en faisions partie. J’accompagnais Carmen sur la scène en tant que danseuse.
La jeune et séduisante Carmen exprimait une faim inassouvie de liberté et menait une vie lubrique sans se soucier de morale. Cette femme libérée était l’antipode de la ‘mère au foyer’ de la propagande nazi.
Or même les dirigeants nazis n’hésitèrent pas à mordre goulûment dans ce ‘fruit défendu’. Lors de la première en février 1940, nous avons eu droit à une standing ovation de plusieurs minutes. Le Ministre de la propagande, Joseph Goebbels qui était à Würzburg, est venu nous féliciter personnellement. Il était accompagné d’Otto Hellmuth, le ‘gouverneur’ du Mainfranken. Je me souviens de leurs reluisants manteaux noirs. Hellmuth, qui était en tant que gouverneur de la région un homme puissant, rayonnait de bonheur aux côtés de ce haut personnage du régime nazi. Il en bavait presque.
Mon rêve, c’était d’interpréter le rôle principal de Carmen. Je connaissais tous les solos par cœur. Peu de temps après, ma carrière artistique connut hélas une fin brutale. Lorsque le Bureau du travail découvrit que j’étais une Sintsa, je fus immédiatement congédié. Les lois raciales étaient appliquées avec rigueur.
“Non, les nazis ne les ont pas inventées,” raconte papa. “La Bavière mène déjà depuis la fin du siècle dernier une politique raciste. Je me rappelle encore que nous avons, lors de l’autre guerre, dû nous rendre au bureau de police pour y faire prendre nos empreintes digitales. Nos données personnelles étaient inscrites sur de grandes fiches. À l’issue de la guerre, le contrôle devint encore plus sévère et dès qu’Hitler prit le pouvoir, les nazis nous privèrent un à un de tous nos droits. Depuis 1939, nous n’avons par exemple plus le droit d’aller voter.” Papa rit. “D’ailleurs, ils voteraient comment les Sinté? La plupart d’entre eux ne savent ni lire ni écrire” Ce que papa ne raconta pas, c’est qu’il avait dû rendre en 1939 son passeport allemand dont il était tellement fier. Celui-ci fut remplacé par un Rasseausweiss, une carte d’identité raciale spéciale.
“Dis donc, ces vêtements te vont comme un gant,” rayonne Gabriel. “Soyons honnête. Qui pourrait résister à une Carmen aussi séduisante? Prenons une photo. Fais comme si tu étais Carmen. Toi seule as autant de talents de danseuse, et ta voix est aussi belle que celle de Marta Eggerth? À chaque audition, c’est toi qui rafleras le rôle principal. Tu pourras ainsi relancer ta carrière et nous pourrons partir en tournée avec nos enfants.”
“Je veux bien essayer Gabriel, mais me fais peu d’illusions. Prendre une telle photo réussira peut-être au CC. Mais Christian Blüm n’acceptera jamais de me revoir sur scène. Ne comprends-tu pas que l’extermination des Tziganes a commencé. Il y a trois semaines, le premier convoi ferroviaire est parti à destination d’un nouveau ‘camp pour Tziganes’. Personne de notre famille n’était heureusement du voyage. Blüm a toutefois fait comprendre que d’autres transports suivraient d’ici peu. J’espère que la Kripo nous laissera tranquille aussi longtemps que nos jumeaux se trouvent à l’hôpital. Quoi que...”
“Être pessimiste ne t’avancera à rien, ma chérie. Ce qui est par contre vrai, c’est que je dois y aller. Tu donneras un bisou de ma part à Rita et à Rolanda? Je reviens le plus vite possible.”
Comme je ne parviens pas à suivre Gabriel, nous nous disons au-revoir près du Pont aux Lions. Rentrée à la maison, je choie mes souliers rouges et mon costume de scène. L’inquiétude qui me ronge depuis ce matin, devient néanmoins de plus en plus oppressante.
“Il est arrivé quelque chose à mes jumelles, maman. Je le sens.”
“Calme-toi, mon enfant”, essaie-t-elle de m’apaiser.
“Pourquoi ne lui lis-tu pas les lignes de la main”, demande papa.
“Johann, tu sais très bien que les Tziganes ne font pas cela entre eux. Mais il est vrai que je ressens une grande agitation chez Theresia.”
“Je veux aller à l’hôpital, maintenant!”
“Sois réaliste, mon enfant. Vu ton état, tu es quand même incapable d’y aller seule?”
“Ben, allons-y alors ensemble,” dit papa d’un ton décidé. “Ce n’est pas derrière le coin, mais bras dessus, bras dessous, cela devrait aller. Toi, Josephine, tu marcheras au milieu. Sans te hâter. ”
Passé le Pont aux Lions, nous nous reposons sur un banc. Papa essuie une larme. “Je l’ai déjà raconté si souvent... Mais à chaque fois que je passe par ici... Ça s’est passé en face... Nous étions tous là à regarder la scène... Comme si c’était hier... Dimanche, 10 août 1919 ... Frieda avait alors treize ans... Jamais je n’ai vu quelqu’un d’aussi souple qu’elle ... Un sac sur la tête, elle exécutait parfaitement ses saltos … Ce matin-là, il avait toutefois plu… Elle a glissé du parapet et est tombée dix mètres plus bas sur les pavés du quai… Elle saignait de la bouche et du nez... Elle est morte quatre jours plus tard… ”
Il se redresse et nous poursuivons lentement notre chemin. Papa se retourne encore une dernière fois. Frieda était sa sœur préférée.
Nous traversons l’Ottostrasse à hauteur de la Residenz. C’est ici que Gabriel et moi avons à nouveau été obligé il y a trois semaines à poser sur notre trente-et-un. Nous avons reçu un landau pour nos jumelles et devions arborer un large sourire en nous promenant sur le trottoir.
“Les journaux étrangers répandent de fausses nouvelles sur un camp de Tziganes”, nous apprend le responsable de la cellule de propagande. “Nous leur montrerons que c’est le contraire qui est vrai.”
Non, je ne parviens pas à sourire. Gabriel non plus.
“J’ai dit sourire et pas grimacer,” crie l’homme. “Ou est-ce quand même vrai que le convoi pour Auschwitz part cet après-midi?”
La mascarade dure deux heures.
Lorsque la session est terminée, et que je fais mine d’emporter le landau chez moi, l’homme me rappelle à l’ordre. “Par ici, ce landau! On ne peut donc vraiment pas faire confiance aux Tziganes. Voyons voir! Mon portefeuille n’a pas quitté ma poche intérieure et tout l’argent s’y trouve encore. Bon, vous pouvez rentrer chez vous.”
Je me sentais abusée, insultée et humiliée. Je repense à mon amie juive Ruth, dont je n’ai plus rien entendu. “Cochons d’allemands, nous ne voulons pas de vous”, dis-je à Gabriel.
“Qu’est-ce que j’entends là?” À ma grande surprise, l’homme de la propagande surgit derrière moi.
Je ne perds pourtant pas le nord. “Je n’aime pas la viande de porc allemande. Pourquoi? Sommes-nous peut-être obligés d’en manger?” Avec assurance, nous poursuivons notre chemin.
La limousine du gouverneur Otto Hellmuth s’arrête à quelques pas de sa résidence officielle dans la Zepplinstrasse. Les deux SS de service lui font le salut hitlérien lorsqu’il pénètre d’un pas militaire dans la maison. Une réunion de la Waffen SS se tient apparemment dans sa résidence, parce que lorsqu’il fait son entrée, les participants entonnent le chant favori de l’organisation:
Auf der Heide blüht ein kleines Blümelein
und das heisst Erika.
Heiss von hunderttausend kleinen Bienelein
wird umschwärmt, Erika.
“Je ne sais pas si cette petite fleur pousserait encore dans la bruyère si elle savait à quel point on abuse d’elle”, dit avec cynisme papa.
À hauteur du sous-sol à moitié souterrain, je me sens pris de vertige. L’odeur de saucisse et de rôti me pénètre le corps. Je n’ai depuis longtemps plus salivé de la sorte. Combien de temps y a-t-il que je n’ai plus mangé de saucisse?
“Pince-toi le nez,” dis maman. “Marche et pense à autre chose.”
Ici, c’est la grande bouffe et les boissons coulent à flots. Et dire que nous, sur le marché noir, nous n’achetons depuis des années que tout juste ce qu’il nous faut pour ne pas crever de faim. Je bouillonne de colère, mais n’ai pas la force de lutter. Parce que plus nous approchons de l’hôpital, plus se fait pressante la question: “Comment vont Rita et Rolanda?”
Un peu plus loin, nous passons devant le bureau de la Centrale des Tziganes de Blüm. Le sort des quelques centaines de Sinté de Würzburg est entre ses mains.
“Attends ici, Josephine”, ordonne papa. “Repose-toi un peu. Toi, Theresia, viens avec moi. Blüm m’a déjà promis deux fois un certificat de naissance de Rita et Rolanda. Cinq semaines se sont entre-temps écoulées et nous n’avons toujours pas de preuve officielle.”
Je n’ai pas du tout envie de l’accompagner, mais papa ne sait ni lire, ni écrire. Blüm me dégoûte. J’ai fait sa connaissance l’année dernière. Je fus à ce moment-là obligée de signer une déclaration dans laquelle j’affirmais accepter ‘librement’ ma stérilisation. Signature que je n’apposai qu’après avoir subi les pires intimidations. Lorsque je l’informai quelques mois plus tard de ma nouvelle grossesse, sa première réaction fut de fulminer: “Cela se terminera par un avortement et un aller simple pour un camp de concentration.” Il changea toutefois de ton dès qu’il apprit que j’attendais des jumeaux. “Présentez-vous à la Clinique universitaire pour femmes des professeurs Gaus et Heyde. Ils suivront votre grossesse.” Plus tard, Blüm m’apprit, après s’être concerté avec la Rijkscentrale à Berlin, que je pouvais garder mes jumeaux à condition de les mettre à la disposition de la clinique universitaire. J’ai alors dû signer un formulaire que j’ai à peine pu lire. “Je ne pense pas que vous ayez le choix”, souriait-il.
Je retrouve ce même sourire mauvais quand mon père et moi pénétrons dans son bureau. “J’ai de bonnes nouvelles”, balbutie-t-il. “Je viens de recevoir le certificat du service de la population.”
“Et c’est pour ça que je dois spécialement venir ici?”, demande mon père exaspéré. “Pourquoi vos agents ne me l’ont-ils pas apporté hier lors de leur contrôle?”
“Le service inspection opère indépendamment sous le commandement de mon adjoint.”
“Puis-je encore vous poser une question?”
Blüm continue de sourire. “Que puis-je faire pour vous?”
“Les rumeurs prétendent qu’un nouveau transport de Tziganes est prévu dans les jours à venir. Est-ce vrai? Et que le nom des membres de la famille Winterstein figurent sur la liste?”
“Hm. Ceci est un secret d’état.” L’homme devient vermeil. “Ne croyez toutefois pas tout ce qu’on raconte. Nous connaissons quand même nos Sinté! Ici, il n’y a pas de problèmes. Nous avons avec vous les meilleures intentions du monde. Combien de Tziganes de Würzburg ont fait partie du convoi qui est parti en 1940? Aucun! Quant à l’avenir? Je ne sais pas me prononcer. Nous ne faisons qu’exécuter les ordres de la Rijkscentrale pour la lutte contre la plaie des Tziganes à Berlin. C’est elle qui décide de tout, qui gère les dossiers de tous les Tziganes. Nous n’avons pas voix au chapitre. Je ne puis rien vous dire de plus.”
Quelle ordure! Je suis mon père qui quitte le bureau en rageant. “Bientôt, nous devrons encore remercier ce saint patron des Sinté!” Soudain, il fait demi-tour et rentre à nouveau dans le bureau de Blüm. L’homme ne comprend pas ce qui lui arrive. Papa lui prend les ciseaux et coupe le certificat de naissance de Rita et Rolanda en quatre morceaux.
“Écoute bien, Theresia”, me dit-il lorsque nous sommes à nouveau dans la rue. “Enroule ces quatre morceaux, et couds-les dans l’ourlet de ta robe. Josephine, prends du fil et une aiguille dans ton sac à main. Ce document crucial, ils ne nous le prendront plus.”
Le chemin monte. Maman, qui depuis des années a une santé fragile, n’avance que péniblement. Nous arrivons enfin au campus de l’Université Julius-Maximilian. Celui-ci aligne huit grandes tours. Située en hauteur, la clinique pédiatrique est la plus éloignée. Ce sera un vrai calvaire pour maman.
“L’après-midi, nous sommes fermés ”, dit la réceptionniste en nous indiquant la sortie.
“J’ai l’autorisation du professeur Heyde de visiter les jumelles Winterstein”, dis-je en mentant.
“Le professeur ne m’a rien dit.”
Je tente ma chance. “Posez-lui la question si vous ne me croyez pas.”
“Il donne cours en ce moment.”
“Nous avons son autorisation”, dis-je en insistant.
“D’accord”, répond la femme en nous laissant entrer. “C’est au deuxième étage.”
Brûlant d’impatience, je me traîne en haut en m’appuyant sur la rampe. “Allez-y lentement”, dis-je à mes parents.
Je vais tout droit vers la salle des nouveau-nés.
“Rita et Rolanda Winterstein”, dis-je à une jeune infirmière qui vient de quitter la salle.
Celle-ci a l’air effaré. “Euh… Ça, je dois d’abord le demander à la sœur.”
“D’où venez-vous?”, réagit cette dernière toute surprise. Elle aussi porte l’habit des sœurs de Sainte-Rita, mais est si possible encore plus renfrognée que sa consœur de la clinique pour femmes. “Je ne puis pas vous laisser entrer.”
“J’ai l’autorisation du professeur Heyde.”
“C’est impossible. Le professeur a passé toute la matinée à faire des expérimentations. Quand a-t-il dit cela?”
Je ne me laisse pas démonter. “Je veux voir Rita et Rolanda. J’en ai le droit. Ce sont mes enfants.”
“En effet, vous avez ce droit, mais uniquement sur rendez-vous ”, me rabroue-t-elle.
“Si vous ne me permettez pas de voir mes enfants tout de suite, je crierai jusqu’à ce que tous les bébés soient réveillés.”
“Avertissez immédiatement la Kripo”, dit la nonne à l’infirmière qui suit la conversation.
“Qu’est-ce que la Kripo vient faire là-dedans? Je veux seulement voir mes enfants.”
“Ce n’est pas possible. Ils dorment. Revenez plus tard. Après avoir pris un rendez-vous.”
Je crie de toutes mes forces : “Mais que se passe-t-il ici?”
Des infirmières sortent de partout pour voir d’où vient tout ce vacarme dans le corridor.
“Je veux voir mes enfants. Immédiatement!”
“Bon”, dit la sœur en désespoir de cause, “mais à condition de vous taire.”
Je pénètre avec elle dans la grande salle. Les petits lits y sont alignés en différents départements. Je vois Rita. Elle dort. À côté se trouve un petit lit avec une fiche Rolanda Winterstein, mais celui-ci est vide.
“Où est Rolanda?”
La sœur ne répond pas sur le champ. “Où est Rolanda?” dis-je en colère.
La sœur panique lorsque de plus en plus de bébés se mettent à pleurer. “Elle est … On lui donne … un bain”, balbutie-t-elle.
“Allons-y.”
J’emboîte le pas à la nonne, qui va à contrecœur dans la direction opposée. Je vois papa et maman qui peinent à monter les dernières marches de l’escalier, mais suis trop impatiente de voir Rolanda.
“Pourquoi lui donne-t-on un bain?”
Pas de réponse.
“Pourquoi tout ce mystère?”
La nonne ouvre timidement la porte d’une salle avec de nombreux bains.
Soudain, je vois Rolanda dans un bain vide. Elle porte une robe blanche et a la tête enveloppée d’un bandage de la même couleur. Sa bouche ouverte et son teint blême me font comprendre qu’elle est morte. Je crie et arrache la coiffe de la nonne. Celle-ci pousse des cris de douleurs.
“Tu as assassiné Rolanda!” dis-je en criant et en pleurant à la fois.
La sœur se recroqueville dans un coin et se protège la tête des deux bras de peur que je ne m’acharne sur elle. Je n’ai toutefois qu’une pensée en tête: “Je dois sauver Rita!” Je cours en boitant vers la première salle, mais ne sens plus la douleur. Le sang coule à nouveau le long de ma jambe. “Je vais chercher Rita,” dis-je en romani à mes parents. “Nous nous retrouverons à notre lieu de rendez-vous.”
Devant les infirmières médusées, j’arrache Rita à son lit et descend quatre à quatre les escaliers. Celles qui veulent m’en empêcher sont arrêtées dans la cage d’escalier par mes parents. Mon père en tacle une jeune qui dégringole l’escalier en gémissant.
Arrivée à l’extérieur, je vais en titubant tout droit vers mon but: la chapelle Sainte-Rita de l’église des Augustins. Je prends des raccourcis et me cache à chaque fois que j’entends une voiture. Je suis en effet sûre que la Kripo est déjà à mes trousses. Ce n’est que maintenant que je remarque que la tête de Rita est, elle aussi, enveloppée d’un bandage. “Mais qu’est-ce qui leur est quand même arrivé?” dis-je en pleurant.
En entrant dans l’église, je vais tout droit vers la chapelle latérale de gauche où se trouve la statue de Sainte-Rita. Un moine qui est en train de méditer dans le couloir vient à ma rencontre.
“Que se passe-t-il ici?” Je vois sa stupéfaction croissante: mes jambes sont ensanglantées, je suis trempée de sueur et porte un nouveau-né en pleurs sur le bras.
“Ils ont tué Rolande”, dis-je en hoquetant.
“Mais … je l’entends pleurer”, répond-il.
“Non, je parle de sa sœur jumelle. Je veux faire baptiser Rita. Maintenant! Avant que la Kripo ne me l’enlève à nouveau.”
Le moine rentre avec moi dans la chapelle. “Calmez-vous! Nous ferons le nécessaire.”Rita continue toutefois à pleurer. “Nous n’avons pas de biberon ici, mais nous trouverons bien une autre solution. Un petit instant.” Un peu plus tard, il revient avec un gobelet à bec verseur. “Nous les employons pour nos confrères âgés.” Je donne du lait à Rita. J’en mets un peu partout et Rita s’étrangle, mais sa faim est apaisée.
Le moine appose entre-temps sa main sur le front de la petite et dit: “Rita, Dieu n’oubliera jamais votre nom.” Il regarde la croix au-dessus de l’autel. “Dieu, faites que l’Esprit de Jésus protège Rita de tout mal.” Il prend de la main un peu d’eau dans le bénitier et la verse sur le front de Rita. Celle-ci se remet à pleurer. “Rita, je vous baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.” Comme Rita porte toujours son bandage, le moine lui oint le front du saint chrême. Il allume ensuite une bougie au cierge pascal. “Conservez-la bien. La lumière du Christ indiquera à Rita la voie vers la vraie vie.”
Ce que je me sens soulagé. “Dieu te protègera, mon petit cœur”, ne fais-je que répéter. Rita s’est, elle aussi, apaisée.
Je remercie le moine et attends mes parents. Maman est éreintée et ne parvient presque plus à avancer. Elle rayonne toutefois en apprenant que Rita a été baptisée. Papa enveloppe la petite dans sa veste et nous prions ensemble à haute voix un Je vous salue Marie. Au bout du Pont aux Lions, de biais derrière le coin, se trouve la Mergentheimer Strasse. Les rayons du soleil printanier sont renvoyés par les voitures de la Kripo. Je lève les yeux au ciel. “J’en suis sûre. Rita survivra!”
+- 1900 La famille Winterstein au début du 20ième siècle dans une ruïne d’un chateau au vallée du Lehrer. À l’extrème gauche Papo Johann. (Archive Rita Winterstein-Prigmore) |
1938 Detail de la description du front de la tête de Gabriel Reinhardt par Robert Ritter en 1938. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1943 Le certificat de naissance de Rita Winterstein qui est coupé en quatre parties en 1943. Ils étaient cachées dans la jupe de Josephine. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1943 A la fin du mois de mars 1943 font les Nazi’s une photo de propagande de Theresia Winterstein et Gabriel Reinhardt avec leurs jumeaux Rita en Rolanda. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1944 Photo d’archive du camp des gitanes à Auschwitz en 1944. (Museum Yad Vashem, Jeruzalem)
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1945 La famille Winterstein à côté de l’ ancienne voiture de salon de Adolf Hitler à Heidingsfeld. De gauche à droite: Otto, Peter, Rita en Johann Winterstein, la gouvernante allemande Lizzy et Robert Winterstein, un neveu qui a survécu aussi les camps de concentration. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1945 Otto Winterstein pose juste après son retour de camp de concentration en 1945 avec Rita Winterrstein. Elle avait deux ans. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1946 In 1946 déménage la familie Winterstein à une baraque de la ville de Würzburg à la rivière Main, tout près du centre de la ville. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1948 Rita Winterstein a cinq ans en 1948. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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‘50 La famille Winterstein habite au début des années 1950 dans des baracques au Frankfuterstrasse à Würzburg. On voit de gauche à droite: Otto, Lucki qui aidait au ménage, Theresia, la parente éloignée Sonja et Rita. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1959 Werner Heyde après son arrestation en 1958. (Keystone Pressedienst Hamlburg)
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1961 Pèleginage à Illingen en 1961. Rita marche entre deux nieces qui habitent à Heilderberg. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1973 °Röntgenphoto de la tête de Rita Winterstein en vue de côté. Au-dessus de son oeil gauche il y a un cran de 1,4 cm. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1981 In 1981 déménage Rita Winterstein avec ses enfants en Allemagne. De gauche à droite: Rita Winterstein, son fils George III, Theresia Winterstein et l’avocat Georgia Rackelmann d’Amnesty International. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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1985 Rita Winterstein au 2005 Holocaust Museum à Washington après la donation d’une grande partie des archives de la famille. (Archive Rita Winterstein-Prigmore)
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2013 Rita Winterstein rend en au mois de mai 2013 une visite au camp de concentration à Auschwitz. (Photo Luc De Bolle)
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